Scander et scandaliser

Marquer des points Avez-vous idée de la place que tient dans vos vies la ponctuation? La ponctuation, au 1er sens du terme , n’est rien d’autre que l’acte de poser, par écrit, des points entre des mot.

Des points et leurs dérivés: point virgule, virgule, point d’exclamation, point de suspension, deux points, ouvrez – fermez les guillemets, les parenthèses, les crochets… Sans oublier les « blancs », qui signalent clairement l’origine physiologique de toute l’affaire, à savoir le souffle, la respiration… bref tout ce qui se dit dans la langue parlée et que la simple écriture de mots posés bout à bout ne suffit pas à transmettre. La ponctuation tend donc à faire passer l’écriture du rôle de simple aide-mémoire gardien d’information à celui de transcription de la parole.

La ponctuation n’a pas toujours existé, mais l’écriture non plus. En général les manuscrits antiques ne comportent pas de coupure entre les mots mais quelquefois on trouve un point entre chaque mot. Au Moyen Âge nous n’avions ni virgule ni point de suspension ou d’exclamation. Nous ne connaissons le point virgule et les parenthèses que depuis le 18ème siècle et les crochets depuis le 19ème. Mais depuis au moins 500.000 ans nous respirons entre les phrases et « mettons le ton » de nos émotions sur nos discours, nos dialogues, nos déclarations d’amour et nos délires de somnambules. Car la parole est plus vieille que les lettres.

Scander la vie

Il y a donc un modèle naturel de la ponctuation. Un modèle dans notre nature humaine d’animaux langagiers et dans la Nature qui impose à tous les vivants ses cadences et ses séquences. Les bêtes ne parlent pas mais elles font de la ponctuation ( si vous en doutez, écoutez aboyer un chien!). Car si l’on insiste un peu on s’apercevra bientôt que ponctuer ses phrases traduit non seulement l’emprise des poumons sur la pensée mais plus largement le combat pour maîtriser son temps avant d’être absorbé par lui.

“Il y eut un soir et il y eut un matin : jour numéro 1” dit la 1ère page de la Genèse. Ainsi nous venons du soir. Et dès le 1er instant du monde le Dieu de la Bible sépare les ténèbres et la lumière. Que fait-il alors? Et lorsque ayant travaillé 6 jours il fait relâche le 7ème au lieu de continuer “il y eut un soir et il y eut un matin : jour n°8, 9, 10…” et ainsi de suite sans répit, que fait-il encore? Il ponctue le temps. Il nous délivre de ce qui accable la personne enfermée dans une grotte toute noire, sans lumière ni horaire ni différence entre le jour et la nuit la veille et le lendemain la sécheresse et la pluie : l’infini terrifiant.

Le système sabbatique:

Cette ponctuation se poursuit dans la Bible par une sorte d’agenda qui tourne autour du chiffre 7 et des principes de relâche et de juste partage: c’est le système sabbatique, qui organise le calendrier en cycles de 7 jours, 7 semaines ( 50 jours autrement dit Pentecôte) 7 mois, 7ans, sept « semaines d’années » (c’est à dire 50 ans: le Jubilé). Chacun de ces cycles est ponctué par un sabbat d’un jour, une semaine, un an. Au cours de ces arrêts de la production et de l’accumulation du capital, les hommes se reposent ainsi que la terre, les esclaves, les animaux et par conséquent les (rares) machines. Dans le même temps , les prisonniers sont libérés, les dettes remises et, au bout du compte, les terres précédemment vendues reviennent à leur propriétaire initial: la collectivité. (1)

Cette loi concilie donc la possibilité de s’enrichir individuellement et l’interdiction de rendre les inégalités héréditaires. Elle tend à maîtriser l’économie pour n’avoir pas à lui céder et à empêcher que les moyens de produire ne deviennent à long terme l’apanage de quelques uns au détriment de tous les autres (Lév 25/23). Et comme les cycles septénaires qu’elle utilise sont calqués sur ceux des saisons, elle vise donc également à faire coïncider les lois de la société et celles de la nature.

Le scandale

Jésus fait irruption dans la pensée juive par une contestation relative au sens du sabbat. Pourtant la Loi du sabbat-jubilé constitue la base du message de Jésus de Nazareth, lui qui ouvre sa mission par ces mots: « L’Esprit du Seigneur est sur moi (…) Il m’envoie pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres gens » suivis d’une liste d’actes libérateurs qui forme traditionnellement le programme de «l’année de relâche du Seigneur », qu’elle soit sabbatique ou jubilaire : libérer les captifs, affranchir les esclaves ou les débiteurs. Il y ajoute une sorte de jubilé métaphysique: guérir les amoindris, boiteux ou aveugles, et en conclusion: « proclamer l’année de grâce du Seigneur » . (Luc 4/18-19 ).

Mais en même temps Jésus traite les règles d’observance du sabbat avec une sorte de désinvolture qui révulse les gardiens de l’orthopraxie : le Jubilé qu’il proclame, c’est maintenant et ici, à l’appel des malades et des dépossédés, indépendamment du calendrier, car “le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat” (Mc 2/27) : scandale et violation de la cadence sainte. Pourquoi? De quel droit?

Le préalable

La manière “gestionnaire” dont les managers parlent du partage des ressources en société peut nous aider à le comprendre: il s’agit toujours d’attendre que la croissance revenue ait permis un “redéploiement” de l’activité économique favorisant l’accumulation de profits susceptibles d’être répartis, “car lorsqu’il n’y a rien à partager il n’y a pas de partage”. Ce genre de fausse évidence voudrait faire vivre les foules dans l’attente du préalable après lequel les écluses de la générosité publique et privée ne demandent qu’à s’ouvrir. Et c’est ainsi que la cinquantième année n’arrive jamais, car il n’est pas vrai que l’accroissement des richesses donne à ceux qui les accumulent envie de les redistribuer. Il arrive que le partage engendre la richesse, pas l’inverse.

Aussi, dans son monde et en son temps, Jésus refuse non point la loi du Jubilé mais son perpétuel ajournement, non la régulation sociale mais le règne des formalités. Il ne le fait pas en crachant dans la soupe mais en guérissant et en délivrant. Cette intrusion dans la maîtrise du sabbat lui coûtera le souffle et la peau.

L’innocente ponctuation des textes écrits révèle donc des enjeux sur la parole, le temps, le pouvoir. Les rythmes que les hommes se donnent en société sont aujourd’hui loin du projet d’harmonie naturelle qui caractérise le sabbat biblique. Ceux qui les brisent créent le scandale, manifeste ou latent. Préparent-ils le terrain de la déréglementation où les profiteurs font légalement leurs affaires ou rendent-ils sa place à la liberté de protéger les petits, d’aimer l’étranger, de suivre ses convictions? Parole, calendrier et politique même combat en quelque sorte.

(1) Gen 2/2-3, Ex 20/8, Lév 25, Deut 15/1-15, Es 61/1-11, 63/4, Jér 34/8-22,Luc 4/16-21)

Jean-Pierre Molina

Cet article tire ses meilleures idées du Stage de la Cafetière 2008 qui s’est tenu à Pïerrefontaine du 13 au 15 janvier. On y a aussi parlé de la fonction logique de la ponctuation comme système de signes marquant les articulations de la pensée à l’intérieur des textes.