Elle est petite, menue et elle frise les quatre-vingts ans. Mais, quand elle te regarde en souriant, ses yeux bleu clair pétillent comme ceux d’une adolescente. Qu’est-ce qui te porte, Bernadette ?
Bernadette est soeur de la Charité. Ce n’est pas évident au premier abord puisqu’elle est en « civil ».
Elle fait partie de la « petite brochette » de soeurs catholiques qui fréquentent le Picoulet. Le Picoulet avait déjà son « collier » de grands-mères pas ordinaires, allant souvent par trois, que l’on a surnommé avec tendresse les Triplettes de Belleville, auxquelles il faut ajouter maintenant les trois soeurs de la Charité.
Je souhaitais les interroger toutes les trois dans l’appartement qu’elles partagent vers Belleville, mais cela n’a pas été possible. J’ai demandé à Bernadette comment lui était venue sa vocation. « Vers 12 ans j’avais envie d’aller au bout du monde pour dire Jésus-Christ… » Ça commençait très fort. Elle ajoute : « Et puis ça s’est envolé. » Septième d’une famille de neuf enfants dans la Franche-Comté petite fille très sage, surtout à l’église…
Pas du tout. Bernadette me raconte en riant sous cape qu’elle s’est retrouvée à genoux dans l’allée centrale de l’église, punie par le curé, après une grosse bêtise… et que sa mère l’attendait à la maison pour en ajouter une louche.
Vers 18 ans, étudiante, Bernadette rencontre des religieuses, « des témoins qui vivaient le Christ ». Elle veut être prof de maths, « mais je voulais le faire autrement ». Alors elle s’engage… Elle devient prof de maths, en effet, et surveillante de dortoir en même temps, puis responsable d’un collège, où elle met en place des groupes de parole et d’échanges. En 1968, elle est prof d’une classe de troisième, et en mai de la même année elle réalise qu’elle ne connaît ses élèves que sous l’angle scolaire ; elle se remet en question. « Ai-je déjà accueilli ces filles pour qu’elles disent ce qu’elles vivent ? » Pendant que leurs pères manifestent, « sur les barricades ».
Toujours en éveil, toujours à l’écoute des signes, donner, recevoir… « Je reçois tellement des personnes que j’accompagne, ça me nourrit. » Et pourtant ces accompagnements à la préfecture ne sont pas de tout repos ! Les coups de fil qu’elle reçoit, les demandes diverses… « Je n’y suis pour rien, ça m’a été donné, faut pas que j’étouffe ça. » Bernadette ne peut rester sourde à l’appel des gens. Sans cesse sur le métier elle remet son humanité, « pour accueillir l’autre, l’entendre et cheminer avec lui ».
Elle dit qu’il faut « se transformer soi pour regarder le monde d’une autre façon ». Elle est un peu attristée qu’on ait pu confondre l’Eglise et Jésus. « C’est lui la vérité et la vie. Jésus, on peut pas l’accaparer. »
Je la taquine un peu sur sa vocation, elle me répond que « l’amour entre un homme et une femme ça ne s’explique pas », et la vocation non plus. A-t-elle toujours été ce roc de foi qu’elle semble être ? Bernadette sourit, elle revendique la « possibilité de douter », qu’elle ne vit pas pour gagner la vie éternelle : « Elle me sera donnée ».
Je suis intriguée par ses vêtements civils, elle me raconte qu’il lui a fallu batailler avec son ordre pour le faire accepter, il fallait que la communauté soit d’accord. Mais pourquoi, Bernadette, t’es-tu déshabillée (expression entendue dans sa famille) ? « Parce que je voulais être au milieu de tout le monde, sans signe distinctif – ça crée des barrières. » Dans son ordre elles ne sont pas toutes en civil, loin de là.
En recherche de ce qui se vivait dans le quartier, Bernadette voit qu’un repas, une « table ouverte », est organisée, elle se retrouve ainsi à la table d’Odette, une des indispensables et extraordinaires grands-mères du Picoulet. Et de fil en aiguille elle participe à Grain de sel, ce groupe d’échanges mensuel autour d’un texte biblique. Elle aime l’accueil de tous qu’elle y trouve. Et puis l’échange biblique avec les protestants elle aime bien, elle les trouve plus ouverts et que « il y a des choses à apprendre avec eux ». Ça ne l’empêche nullement d’aller à la paroisse à côté et de s’y investir.
« La loi de Dieu, Amour, est au fond de tout homme. » Elle demande au Seigneur de l’aider à aimer.
Je n’ai pu m’empêcher de conserver les mots de Bernadette, ces phrases sont belles. A la voir et l’écouter on se sent troublé par sa simplicité, sa sincérité. Bernadette, c’est une belle rencontre, c’est la force des fraternités que de pouvoir croiser des gens comme elle, de mélanger les grandsmères et les enfants, les catholiques, les protestants, les musulmans et les laïcards…
Chapeau bas mon amie Bernadette, toi qui as accepté de monter sur scène pour jouer un sketch où je me moquais des affreux papistes, car en plus tu ne manques pas d’humour et tu aimes rire.
L’idée de la rencontre était « Changer de vie, changer le monde ? ». Je retiendrai qu’avant de tenter quoi que ce soit Bernadette nous enseigne qu’il faut d’abord se changer soimême, se remettre sans cesse en question, douter, avancer, partager, donner, prendre.