Quelques remarques sur l’argent

entendu, non comme richesse ou capital (“avoir de l’argent”), mais comme moyen de paiement (la “monnaie” des économistes) à l’attention de non-banquiers pour tenter de dissiper quelques idées toutes faites ou quelques préjugés moraux mal fondés par Raymond Gaudit, décembre 2008

Sommaire

L’argent est un objet abstrait

L’argent humanise le temps

L’argent, lieu des possibles ?

L’argent est toujours quantité

L’argent, lien social

L’argent, facteur de liberté

L’argent est un objet abstrait

Ce ne fut pas toujours le cas. Il a longtemps été incorporé dans des supports matériels, qui pouvaient parfois être utiles pour eux-mêmes, comme des métaux précieux dont on se sert pour faire par exemple des bijoux ou des appareils électroniques. Il en reste souvent, dans notre représentation de l’argent, des relents bien matérialistes qui faussent notre compréhension de ce qu’il est, voire produisent des comportements aussi dangereux qu’archaïques, comme de stocker chez soi des billets en prévision d’une catastrophe que, ce faisant, on tend à précipiter… Quoi de plus rassurant, n’est-ce pas, qu’une chose concrète?

Une fois pour toutes, dans nos économies, l’argent s’est dépouillé de ces incarnations trompeuses qui masquaient souvent les fonctions qu’à travers elles il assurait. L’argent n’est en rien un bien matériel et tangible, et il n’est assimilable à aucun des outils par lesquels on le fait circuler. Il ne peut être que pensé.

L’argent, par lui-même, ne sert à rien. Quelles que soient aujourd’hui ses formes (billets, pièces, écritures papier ou enregistrements électroniques), il n’a aucun usage ni utilité pour notre vie sauf justement pour l’échanger (nous ou ceux à qui nous le donnerions) contre quelque chose d’autre que nous désirons, dont nous avons besoin ou pour nous libérer d’une obligation.

C’est dire qu’il ne révèle son utilité que justement lorsqu’on s’en débarrasse.

On ne peut en profiter qu’en s’en séparant. Détenir de l’argent, c’est ne pas investir dans un quelconque bien matériel, ni dans une activité ou une jouissance quelconques à mêmes de nous faire vivre. Pas d’argent sans un minimum d’ascèse.

Car il est justement prise de recul par rapport à toute utilité ou toute satisfaction accessible grâce à lui, mise à distance de la jouissance, retrait par rapport à tout bénéfice (entendre par là tout “bienfait”) immédiat. Tant qu’on le détient, toute chose est pour ainsi dire reléguée derrière la vitrine. Il nous donne à voir le monde autrement que dans l’instant et dans l’inéluctable.

Circulant entre les choses sans en être une, ne pouvant être détenu que si nous nous privons d’elles, l’argent s’inscrit en creux dans la plénitude de notre présence au monde. Il y a donc contresens à croire que le désir ou la possession d’argent portent sur une possession matérielle. Il n’est que simple possibilité d’accéder grâce à lui à des choses, dès lors que d’autres que nous le créditent de cette même capacité pour eux aussi, et à cette seule et stricte condition. Son pouvoir est tout entier symbolique. De là vient le secret de sa force d’attraction, l’invisible puissance qu’il procure ou promet. C’est en cela que le divin peut y trouver menace.

Par exemple comme il est rapporté en Exode 32 : Moïse tardant à redescendre de sa rencontre avec Dieu sur la montagne, le peuple demande à Aaron “Fais-nous un dieu qui marchera devant nous…” Alors Aaron ordonne au peuple d’arracher les boucles d’or de ses oreilles et de les apporter en offrande pour qu’il les fonde en une statue. C’est en se dépouillant ainsi de leurs bijoux pour en faire une forme symbolique de fécondité qu’ils se donnèrent un dieu. Ce qui courrouce l’ Eternel en cette affaire, ce n’est évidemment pas la statue, simple chose matérielle, non plus que l’or dont le peuple sait bien qu’il n’est qu’un métal travaillé. Ce sont les sacrifices faits par le peuple en l’honneur de cette statue (y compris celui de l’or dont il s’est justement dépouillé), marque de la puissance imaginaire que le peuple lui attribue.

L’argent, de même, est en soi sacrifice des choses. Mais temporaire seulement, à la différence de la statue, car il n’est qu’un moment entre nous et les choses, qui s’efface quand il nous les procure. Et sacrifice sans transcendance, car le seul horizon d’emploi qu’il nous ouvre est celui de l’accueil que les autres lui feront quand nous voudrons nous en servir.

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L’argent humanise le temps.

On connaît l’adage de l’homme pressé “Le temps, c’est de l’argent”. Mais si cet adage se vérifie parfois, au sens où produire plus vite permet de récupérer plus vite l’argent de la vente, il semble faire de l’argent quelque chose que le temps contiendrait, qu’il faudrait en extraire ou qu’il sécrèterait comme un taux d’intérêt. D’où une contrainte latente qu’exercerait l’argent, nous enjoignant de nous activer pour ne pas “perdre de temps”, et donc ne pas le gaspiller. N’était-ce pas ce que les Fugger avaient inscrit au XVIe siècle sur le cadran solaire de leur cité : “Nütze die Zeit”…

En fait c’est l’inverse qui est vrai : l’argent est une forme du temps que nous nous constituons pour tenter justement de le rendre moins contraignant, plus habitable pour chacun et socialement plus humain. “Money is time”: l’argent, c’est du temps rendu manipulable.

Quand on dépend de lui pour se nourrir et se loger, ce qui est le cas de beaucoup, et que de surcroît on en manque, ce qui est le cas d’un grand nombre, la vérité de la formule prend une forme angoissante et hostile : combien de temps va-t-on tenir avec ce qui nous reste ? Le manque d’argent nous bouche l’horizon, nous interdit de nous projeter dans le futur, même au delà de quelques jours parfois. Et encore, nous, personnes physiques, pouvons survivre ; pour des entreprises, l’absence d’argent liquide entraîne le coma immédiat sinon la mort, quelle que soit la robustesse de leur constitution. Comme quoi, au passage, notre monde n’est plus celui de l’Antiquité ou du Moyen Age, qui ne laissaient pas aux gens ordinaires, pris entre le grenier plein (?) et la prochaine moisson (?), l’idée d’exiger l’assurance d’un futur (ici-bas) à quoi nous nous sommes habitués au point de considérer que vivre c’est cela : avoir du temps “devant” soi.

Le grenier aujourd’hui a changé de nature. C’est l’argent qui nous procure ce qu’il promettait. Potentiellement en mieux et en plus grand. Car il a progressivement pris en charge ce qui faisait l’importance du grenier : la disponibilité ; et de la moisson : la création renouvelée de biens utiles. Mais “extraire” du blé stocké ou de la future récolte ces propriétés fondamentales pour nous, et les étendre à d’autres biens utiles que le blé, n’est pas affaire d’agriculteur et ne dépend pas de la clémence des cieux. En quoi l’argent est, comme on disait, “du blé”, en quoi les banques sont et ne sont pas les greniers d’aujourd’hui, et les banquiers le prolongement des agriculteurs nourriciers, n’est sans doute pas évident à saisir si j’en crois beaucoup de clichés colportés de nos jours, voire certaines prédications. Comment transposer à bon escient les références bibliques sur le sujet si l’on ne s’efforce pas de comprendre en quoi les choses ont changé et les mots ne désignent pas les mêmes choses.

Plus que jamais, l’argent n’est pas un rapport au présent mais s’est transformé en durée. Notre relation avec les banques, productrices et gardiennes de l’argent, peut nous le faire sentir. On y dépose ou l’on y fait virer l’argent reçu en attendant de s’en servir. Au banquier de nous le restituer quand nous en aurons besoin ou à la date convenue. Il nous assure ainsi que nous avons “du temps devant nous” pour “voir venir”. Peut-être même jusqu’à notre retraite ou nos vieux jours. Quand à l’inverse un besoin se présente pour lequel nous n’avons pas d’argent, on sollicite du banquier qu’il vous en procure sans attendre nos futures rentrées. Mais en fait la demande qu’on lui adresse est la même que celle du déposant : avoir “du temps devant nous”, en l’occurrence pour régler notre dépense plus tard en remboursant “l’avance” faite. Ce qui évite ainsi d’en démunir quelqu’un, puisque l’argent qu’il vous prête n’est pas soustrait du compte d’un autre déposant, mais créé pour vous pour la quasi-totalité du montant. Deux futurs en quelque sorte pour le prix d’un, l’un adossé à l’autre, sans se connaître.

Ainsi l’argent n’est pas un jeu à somme nulle qui tourne en rond en vase clos comme les petits prêts entre amis, mais une ouverture sur notre avenir et sur des inconnus, proche(s) ou lointain(s), prévisible(s) ou incertain(s). Et cette part de notre devenir dont nous étoffons notre présent, s’enfle ou se contracte au rythme des moyens et des anticipations de chacun. En incorporant à notre présent économique le montant de nos “privations” passées ou futures (1), l’argent lui donne une épaisseur qui nous libère du temps ponctuel et subi de l’instant. Il se crée ainsi dans l’ordre économique une sorte d’équivalent social de la durée vécue de Bergson.

Nos besoins et nos moyens ne sont pas synchrones ; nos possibilités pas toujours concomitantes avec nos désirs. Les choses s’usent et dépérissent sans nous attendre. L’autre n’est pas toujours là quand j’ai besoin de lui et il n’a pas forcément ce qui me fait défaut. Les opportunités ne préviennent pas. Bref, le présent est par nature chaotique. La fonction de l’argent est de nous aider à dépasser la tyrannie de l’instant, à nous affranchir des aléas des circonstances, à sortir de la fatalité du moment. L’argent n’est pas urgence, mais patience au contraire, grâce à quoi peut-être l’urgence de l’événement ne me prendra pas au dépourvu, soit que j’en aie, soit qu’on m’en prête. L’argent est gestion du temps, adaptation du temps à nos besoins, mais sans nous en donner pour autant ni la maîtrise, ni la domination.

La première raison en est que l’argent n’est jamais que du temps à durée limitée. Chaque somme créée l’est avec un terme ou un horizon d’usage déterminé. Le renouvellement incessant des créations et destructions d’argent, et l’extension de sa circulation très au delà de l’espace de chacun de nous, nous donnent l’illusion d’une masse, certes brassée et remuante, mais composée d’atomes permanents et tous identiques ne connaissant ni début ni fin. D’où l’étonnement quand sont soudain mis à disposition des milliards, jour après jour, alors qu’on pensait les moyens manquants : de quel chapeau ou de quel double fond les sort-on ? Tout comme l’incompréhension teintée de suspicion lorsque des milliards “disparaissent” : où sont-ils passés ?

La réponse est simple : nulle part. Tout simplement parce que l’argent est, nous l’avons dit, une abstraction. Pas plus que les mots d’une langue, qu’on crée et puis qui disparaissent, n’étaient dans l’alphabet, l’argent que les banques produisent n’était détenu en elles. Seules l’étaient les conditions et les règles de sa création et de sa restitution. Le code en quelque sorte, non pas génétique, mais éthique, comptable et réglementaire de sa démultiplication. L’argent qu’avec l’accord de sa banque on crée en réglant une dépense avec une carte à débit différé s’annule au plus tard à la fin du mois ; l’escompte d’une traite à son échéance ; le crédit immobilier au fur et à mesure des mensualités ; le découvert en compte, sans terme programmé, ne tiendra que jusqu’à sa dénonciation, contractuellement prévue dès l’origine. Toute la masse monétaire qui circule autour de nous, dans nos poches et sur nos comptes, n’est que l’agglomération bouillonnante de ces multitudes d’émissions enchevêtrées, chacune procurant un peu de futur en sursis.

La seconde raison est que l’argent n’est pas promesse d’un futur comme le religieux, ou pour certains le politique, mais seulement un moyen de le civiliser. S’il nous aide à lui donner vie, il ne nous dit pas ce qu’il sera et c’est à nous qu’il incombe de le réaliser. En effet l’argent n’est pas et ne peut pas être la chose dont nous aurons ultérieurement besoin, en vue de quoi nous le conservons. Il ne préserve, ne contient ni ne garantit rien de la chose ou du service utiles pour nous, qu’il pourrait ainsi nous restituer plus tard. Ce n’est pas le blé prêt à manger, stocké dans le grenier pour les jours de disette, grâce auquel je peux me croire assuré de m’en tirer quoi qu’il arrive autour de moi. Ce n’est que le pari que quelqu’un aura, demain, disponible et prêt à me le vendre, le blé ou toute autre chose dont j’aurai besoin.

L’argent n’est donc pas tant promesse qu’organisation d’une attente. Car la contrepartie des signes monétaires qui circulent et dont nous nous servons n’est plus, comme encore au temps de Marx, un trésor conservé dans quelque coffre ou une marchandise en route sur quelque lointain navire, biens existants dont les signes monétaires seraient la représentation démultipliée (2). Par construction, tout argent aujourd’hui est crédit. Ce qui donne à l’argent sa validité comme durée n’est rien de ce qui nous entoure, rien de ce qui existe aujourd’hui et que nous pourrions acquérir grâce à lui. Ce qui justifie que cet argent n’a pas été créé “pour rien” et nous permet de continuer à nous en servir, c’est la production future de richesses, de biens et de services à laquelle justement il contribue.

L’actualité peut nous aider à bien comprendre ce point crucial et sortir d’une illusion d’optique courante. Celle de croire que ce qui justifie qu’on prête aujourd’hui de l’argent à l’acquéreur d’une maison par exemple, c’est qu’il l’utilise justement à acheter une maison, chose bien solide, existante et utile, en échangeant aussitôt l’argent reçu contre un morceau de cette richesse immobilière chère aux Français, l’investissant ainsi dans ce qu’il est à la mode d’appeler “l’économie réelle”. Si tel était le cas, la banque ne serait qu’un vaste mont-de-piété, comptant sur la revente de ces biens existants pour se rembourser ; et l’argent ne serait fondé que sur l’archaïque prêt sur gages comme au temps du Marchand de Venise.

C’est à tort que l’on dit que la banque finance, dans notre exemple, une maison. Elle finance un acquéreur, et à travers lui, un promoteur, etc. Certes, remarquera-t-on, la banque voudra le plus souvent prendre en garantie la maison achetée, ou à défaut quelque autre chose monnayable. Mais cela ne motive – et ne doit aujourd’hui pas plus motiver la création d’argent, que l’airbag dans votre voiture ne sert à la faire avancer. Affaire seulement de sérénité pour les passagers.

Exemple au passage de cliché archaïque traduisant ce malentendu : l’idée qu’ “on (les banques) ne prête qu’aux riches.” La question n’est pas que cela soit statistiquement observé ou pas, mais que voir ainsi les choses, c’est fondamentalement se tromper et tromper les autres. On ne prête pas aux riches parce qu’ils sont riches, car ils pourraient dilapider leur fortune ou la voir passivement s’effondrer, comme cela arrive en bourse à nombre d’entre eux aujourd’hui. On leur prête parce qu’on les croit capables de “générer” encore à l’avenir de la richesse (“d’accumuler”, disent d’autres), dans la mesure où leur fortune présente, surtout lorsqu’ils l’ont bâtie eux-mêmes, est justement la preuve de leur capacité à le faire. Voilà bien pourquoi les personnes âgées, bien que détentrices de plus de biens que les plus jeunes, ont plus de mal à obtenir un crédit, faute d’espérance de vie ou de facultés restantes pour produire encore.

La justification de l’argent créé à notre demande n’est donc pas la maison qu’on achète grâce à lui, avant même d’en avoir épargné le prix ; ni le magasin qu’on ouvre avant d’avoir encore un client ; ni le barrage qu’on construit et qui n’a pas encore produit d’électricité. Ce qui validera la création d’argent pour ces projets, c’est le paiement à l’échéance, si tout va bien, de chaque traite du crédit : la part de salaire qui aura pu être épargnée chaque mois en remplacement d’un loyer ; les recettes tirées des futurs clients ; quand le barrage fournira de l’électricité, une part du prix facturé. La récente et maintenant fameuse défaillance des crédits subprime américains montre cruellement ce qu’il advient lorsque l’on méconnaît cette réalité : lorsqu’on prête à des personnes au delà de leurs revenus futurs possibles, en comptant sur la valeur qu’auraient pris les biens existants pour être remboursé avec profit plus tard, comme si c’était le temps qui produisait l’argent et non les gens, quand on leur en procure à bon escient.

N’étions-nous pas prévenus d’ailleurs ? : seul l’argent peut rembourser l’argent, aucune autre chose ne le peut. Toute autre chose a son utilité propre : ce par quoi et pour quoi on en use et la consomme. Or la nature de l’argent est de n’être plus chose parmi les choses, mais de n’être, face à elles, que chaque fois l’autre de l’échange, comme la case vide de ces jeux de pousse-pousse sans laquelle on ne pourrait déplacer les autres. Pour que chacune trouve au mieux sa place et forme sens, il faut qu’il y en ait une qui soit absence au cœur du jeu : un espace en creux, un retrait, un lieu sans contenu ni place fixe. On sait que l’argent créé ne l’est, chaque fois, que pour un temps donné. Il doit donc, et lui seul le peut, revenir pour s’abolir en étant remboursé au banquier producteur et accomplir ainsi correctement la fonction cyclique pour laquelle il a été créé.

Tel est l’argent que sa fonction propre tient certes à l’écart de toutes choses, mais comme une anticipation de leur venue. Simple moment du déroulement du jeu, mais indispensable à la circulation des choses, comme du temps condensé sans substance et sans “utilité” sinon celle de laisser à l’utile le temps d’advenir. Il ne peut donc plus y avoir d’un côté l’économie “réelle”, à laquelle on voudrait par peur et avec nostalgie se raccrocher, et de l’autre une économie “fictive”, “virtuelle”, “imaginaire”, “artificielle”, trompeuse et factice. Il n’y a que l’économie en cours de réalisation, déjà enceinte de nos anticipations, de nos projets et de nos aspirations, sans autre réalité que celle que nous lui donnerons en n’y renonçant pas. L’usine qui ne tournera pas demain, aujourd’hui ne vaut rien.

Ainsi l’argent est tout entier fondé sur notre activité future. Il est du futur actualisé : un rendez-vous que nous nous donnons à nous-mêmes. Comme le temps qui passe et nous fuit, il n’est créé que pour nous être repris. Mais contre le temps qui passe, c’est nous, collectivement, qui prenons l’initiative de le garder un temps pour nous en débarrasser ensuite. S’il ne nous est donné à chacun que pour un moment, c’est pour nous permettre de faire de tout le reste le meilleur usage. A la fois condition du mouvement et anticipation, toujours en équilibre instable et dépendant de nous, il est comme un vélo sur lequel nous ne tenons qu’en pédalant pour avancer. La condition qui tient en vie l’argent est celle qu’Hadès avait exigée d’Orphée pour lui rendre Eurydice, et la rendre à la vie : de ne jamais se retourner en chemin.

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L’argent, lieu des possibles ?

Dire que l’argent est une actualisation du futur, c’est dire qu’il porte en lui une anticipation de l’avenir, à la fois du nôtre et de celui de notre environnement. Cela en fait naturellement le réceptacle et le carrefour de nos espoirs, de nos craintes et de nos incertitudes : normal donc qu’on s’en préoccupe tant. Toute somme dont on dispose, ou dont on pourrait disposer, voire dont d’autres disposent pour nous (par exemple l’Etat), est ainsi investie par notre imaginaire de toutes sortes d’utilisations possibles : quand il manque, de ce dont il nous prive ; quand on en a, de ce qu’il convient d’en faire. D’où un effort récurrent, voire une revendication, de disposer de plus d’argent comme d’un sésame ouvrant la porte des possibles. Et d’où aussi la critique en retour de l’argent comme moteur de la consommation.

Il s’agit pour le moins d’un malentendu, doublé d’un paradoxe.

Le malentendu tient déjà à ce qu’on met sous le “désir de plus de sous”. Est-ce bien, comme on se le dit habituellement, parce qu’avec plus d’argent “on peut faire plus de choses” ?

Réclamer des sous, est-ce aspirer à des “choses” précises et concrètes qui nous manqueraient ? Pas si sûr. Car alors pourquoi réclamer “des sous” plutôt que ce qui fait concrètement défaut. Pour le sans-abri, la revendication est aussi claire que logique : trouver un toit ; pour celui qui a faim, manger quelque chose de chaud ; pour le réfugié persécuté, retrouver la sécurité. Eux ne demandent pas d’argent.

Est-ce alors vouloir “plus” : demande de “toujours plus” dans une société où l’on cherche son bonheur dans l’abondance des biens matériels, dont la quantité et la variété fait qu’on ne peut tous les nommer ? Est-ce une façon de fédérer collectivement les frustrations ? Peut-être, mais pas si sûr. Car alors la revendication risque d’être sans fin. Sans compter qu’elle est contradictoire, puisque plus d’argent ne procurera plus de biens que lorsqu’on les aura produits. Dépenser plus sans produire plus ne fait que gonfler les prix (mais sont-ce les mêmes qui dépensent et qui produisent ?). Mieux vaudrait réclamer une baisse des prix…(1)

A moins au fond que la demande ne porte pas tant qu’il semble sur ce que l’argent procure comme choses, mais comme autonomie : avec l’argent “on peut…”? Possibilité du choix parmi les choses, possibilité de faire ou de ne pas faire ? Autrement dit la revendication d’une forme maintenant essentielle de la liberté sociale de chacun. Sauf que le paradoxe de l’argent est alors que la possibilité qu’il offre ne sert à rien si au final, en ne le dépensant pas, on ne le consacre à rien.

Ainsi, qu’on cherche à en gagner, qu’on en mette de côté pour faire face au futur, qu’on le dépense ou qu’on l’emprunte pour vivre mieux au présent, il n’est pas à l’origine de nos comportements mais seulement un chemin qu’on imagine pour nous réaliser comme nous l’entendons. Et il serait réducteur de croire qu’il ne donne accès qu’à des biens matériels. Il contribue aussi à notre envie d’être, à nos relations humaines, et ne serait-ce qu’à nous offrir du temps libre, la plus précieuse des choses disait Marx, mais qui a quand même un coût.

D’autres chemins, parallèles, complémentaires ou concurrents existent : le petit enfant ne s’épanouit-il pas dans un monde sans argent, du moins à son niveau ? Reste que dans nos sociétés, l’argent n’est pas seulement la condition pratique de notre autonomie d’adulte : il représente aussi la forme sociale la plus accomplie du choix économique. Du coup on y voit parfois – à tort – le lieu des possibles par excellence. Pourquoi cette illusion ? Chacun peut avoir ses explications. Je voudrais relever deux propriétés de l’argent qui peuvent y contribuer.

La première est sa plasticité.

La seconde son mode de production.

Pour commencer, tout futur est indécis et les possibles innombrables. Une fois surmontées les urgences du présent, au delà des échéances à court terme, comment nous imaginons-nous? Que nous réserve l’avenir ? et que nous offre de désirable le monde ? Nos craintes sont variables : accident, maladie, chômage, solitude. Nos besoins sont multiples. Nos obligations diverses. Nos désirs nombreux et changeants au gré des circonstances, des sollicitations et de nos humeurs.

C’est là que la plasticité de l’argent prend tout son intérêt. Toute chose que nous possédons, toute relation que nous avons, peut nous servir. Mais la nature de chacune en conditionne et en limite l’emploi. Avec l’argent en revanche, où est la limite ? Qualitativement, sa nature ne lui en assigne guère, si ce n’est d’être un euro ou un dollar par exemple, et encore! puisque ces monnaies sont convertibles. Certes dans la pratique, au moment de l’échanger contre un service ou un bien, les limites de son utilité se révèleront. Mais alors elles ne tiennent pas à lui, mais aux conditions externes de marché. D’ici là, comme il ne porte avec lui aucune détermination d’emploi, délié de toute dépendance à l’égard d’un autre que son détenteur, il laisse notre imaginaire l’affecter, tour à tour ou simultanément, à ceci comme à cela. Les idées peuvent fleurir, les hypothèses se donner libre cours, les goûts divers s’exprimer, les envies se lâcher, les contraintes s’évanouir, les existences se superposer, les contradictions s’estomper. Il devient un pivot autour duquel nous faisons tourner le manège des possibles. Aux usages restreints à quoi tout objet par sa nature nous condamne, au temps que toute relation nous prendra forcément, se substituent le multiple et le concomitant.

Telle est la fonction que lui donne complaisamment notre imaginaire, celle d’un écran vide sur lequel il se projette. Première illusion, car telle n’est pas sa réalité pratique, qui est de permettre, c’est-à-dire d’accomplir concrètement dans l’échange, l’acquisition d’un service ou d’un bien existants. S’il nous laisse du temps, c’est celui de choisir. S’il nous ouvre un espace de possibles, par définition toujours en excès par rapport à ce qui se réalise, c’est pour que le choix vienne de nous et non des seules circonstances ; pour qu’en silence et sans acte, sans censure et sans trace, se fasse en nous le tri. Temps suspendu de l’inaccompli, pour nous permettre d’être plus complètement nous-mêmes.

L’argent opère comme une question. Tout prêt à se plier à notre décision, il est là qui demande, comme le génie de la lampe d’Aladin “Que veux-tu que je fasse pour toi, Maître ?”

Nous seuls pouvons répondre. Et sur le point de décider, voici que le doute nous vient, car sa question en même temps nous rappelle que nous n’aurons droit, comme Aladin, qu’à un nombre de choix limité. Que faire au mieux de lui, qui peut ouvrir tant de portes, mais nous quitte par celle qu’on lui fait ouvrir ? Où ne vaut-il pas mieux le retenir ? Muet, l’argent ne nous répondra pas, se contentant de refléter alors nos hésitations ou notre absence de désir, notre refus ou notre peur de choisir, ou bien encore notre désir d’en rester au stade du désir sans jamais passer à l’acte, comme Narcisse reste figé devant son reflet sur l’eau. Mais alors, sans sacrifice des possibles, pas d’utilité de l’argent.

Voilà pourquoi est apparue la publicité, corollaire de l’argent-choix, née en quelque sorte pour lui faire pendant, pour souffler des réponses à la question qu’il pose par son existence même : à quoi l’utiliserons-nous? Publicité qui traque, encercle et pourchasse ce lieu vide et muet qu’est l’argent, et peuple l’horizon autour de nous de clignotants et de messages, pour nous guider vers la (bonne ?) sortie. Publicité qui vise, avec notre active complicité, à nous faire renoncer à lui au plus vite, à quitter ce terrain vague où se concurrencent les possibles.

L’autre particularité de l’argent, qui alimente l’illusion que son abondance rendrait “tout” possible, tient l’apparente facilité avec laquelle les banques peuvent en accorder. Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’obtention d’un crédit est chose aisée. Mais tout un chacun perçoit qu’il y a dans l’accord ou non d’un crédit quelque chose de discrétionnaire de la part de la banque dont on ne voit pas sur quelle impossibilité matérielle elle repose. Quand notre petit épicier de quartier n’a pas d’oranges, on comprend sans difficulté qu’il ne peut nous en vendre. Que la banque nous refuse un découvert, ce n’est évidemment pas par manque d’argent mais simplement qu’elle ne veut pas nous prêter.

Intuition juste en ceci que la production d’argent par une banque s’assimile au fond à un dialogue : question/réponse et qu’il se réduit en dernier ressort à un “oui” en réponse à la demande faite : simple mot, oral ou signé sur un contrat, ou simple message “transaction acceptée” affiché sur le distributeur ou le lecteur de carte. Dossier / acceptation ; accord de crédit / engagement de rembourser. L’argent se produit, nous l’avons dit, comme une phrase dans une langue : avec un lexique qui est la structure de ses ressources ; une syntaxe qui définit les règles de ce qu’on peut dire ; et une éthique ou un “sens” qui sont la raison d’être sociale que se donne la banque en distribuant ses accords. Le “pouvoir de dire Oui” : fâcheux slogan, mais qui n’était que la formulation crue de ce à quoi se résume l’acte de production d’argent.

Alors quel “impossible” peut-on opposer à mon besoin légitime et criant, à mon désir si sincère honnêtement exposé ? Quel impossible, qu’en changeant les règles on ne pourrait transformer en possible ? Mon choix n’étant pas ici de détailler la cuisine bancaire où ces menus s’élaborent, je m’en tiendrai à ceci : que l’impossible tient aussi à celui-là même qui en fait la demande.

Il faudra rembourser, et pour cela travailler, se priver, consacrer son temps et ses efforts demain à créer la richesse aujourd’hui consommée. D’autant que la production d’argent a un coût (accès à la ressource en dépôts, coût du risque, réserves obligatoires et rémunération des fonds propres), et qu’il faudra donc rembourser plus que la somme empruntée. Or notre temps ni nos efforts ne sont illimités. Quant à ne pas rembourser, ce serait simplement, au niveau collectif, vider de sa valeur l’argent grâce auquel on voulait justement se procurer les choses.

L’illusion a pourtant la vie dure et l’imagination une fois lâchée ne rentre pas volontiers à la niche. A défaut du banquier, l’argent instantané et “facile” peut se puiser, semble-t-il au niveau individuel, à une autre source : les jeux d’argent dont le développement va croissant. Il faut avoir été témoin de l’obstination compulsive avec laquelle tant de personnes, particulièrement de milieu populaire, jouent des sommes au total considérables, pour se rendre compte combien l’argent imaginaire peut être investi de désir. Même des gens qui ne jouent pas en rêvent ou se bercent du spectacle de tels jeux. “Qui veut gagner des millions ?” : question toute rhétorique semble-t-il. Comment une offre aussi indéterminée ne répondrait-elle pas à l’envie de tous ?

Comportements pathologiques (?), cathartiques (?) – c’est comme on voudra – en tout cas sans issue pratique au niveau collectif puisqu’il s’agit de simples redistributions à somme nulle. Toute addiction maladive mise à part, l’espoir mis dans le jeu traduit certes le sentiment (et parfois la réalité) d’une limitation économique mutilante dont on veut se sortir, mais il est aussi le symptôme d’une compréhension fantasmée de l’argent, puisqu’on y voit a priori un objet de désir (2). Malentendu qu’on partage malgré soi, si l’on pense que l’argent est la cause de désirs que son indétermination ne fait que centraliser.

Voilà d’ailleurs pourquoi l’argent se prête si bien au jeu. Hasard, réponds pour moi, m’aimes-tu? me souriras-tu ? aurai-je ce que je souhaite sans avoir à m’user pour cela ? procure-moi ce que ni les autres ni moi ne peuvent me procurer ; décide pour moi de ce qui va m’arriver. Cet argent que je sacrifie pour toi, ce n’est pas si grave, puisque je n’en avais encore rien fait d’utile pour moi ni pour les miens. Aussi, toi le hasard, le grand Possible par excellence, reconnais-le comme tien, et fais qu’il m’apporte encore de ce possible dont je rêve. Perversion du futur maîtrisé et fécond dont est porteur l’argent, qui s’écrase ainsi en boucle dans l’instantané du tirage au sort, privé de la médiation des choses dans quoi s’accomplit la finalité de l’argent.

Ainsi son contenu est imaginaire, gonflé des représentations que nous nous faisons de nous-mêmes et du monde. Dès qu’on envisage ce qu’on pourrait en faire, l’argent n’est qu’un miroir de nous. Mais, bonne nouvelle ?, pour que l’argent joue ce rôle, il n’est pas besoin d’en avoir. Sa seule existence suffit à ouvrir dans la société un lieu fantasmatique. On n’en a pas ? “Ca ne fait rien, disent certains, si j’en avais, voici ce que j’en ferais…” (sic). “Ah s’il n’existait pas, disent d’autres, comme la vie serait plus simple !” (re-sic). Miroir que certains aiment car ils s’y rêvent plus beaux qu’ils ne sont au présent ; miroir que d’autres voudraient rejeter pour se défendre contre la réalité qu’il reflète.

Mais l’argent, dans cette affaire, n’est pas en réalité l’enjeu : il n’est que le champ de bataille sur lequel se confrontent, se mêlent et s’opposent nos aspirations à être et les contraintes sociales. C’est l’argent tel qu’on le fantasme : chamarré de possibles. L’argent réel n’est pas cela. La preuve : c’est justement qu’on n’a pas besoin d’en avoir réellement pour lui faire jouer ce rôle. Dans la réalité, il attend de nos rêves qu’ils renoncent au simple possible pour passer à l’acte. Pas de choix sans invendus.

(1) Cf en annexe la photo d’une banderole, tellement plus pertinente, d’une manifestation africaine contre la faim.

(2) Sur ce point, cf l’éclairage donné par Calvin de l’idée de tentation dans son commentaire du Notre Père in L’ Institution Chrétienne L III chap XX ; 46

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L’argent est toujours quantité

Il n’existe d’argent que quantifié. La “langue” dans laquelle il s’exprime est celle des chiffres : montant, date, durée, taux, proportion. A toute question, il ne répond que par un “combien” (y compris dans – ou pour – “combien” de temps). Son “oui” prend toujours la forme d’un nombre, et zéro = “non”. On peut l’affecter d’un signe “+” ou “-” qui indique sa “polarité” pourrait-on dire : la direction qu’il est appelé à pendre en circulant. Et, plus largement, il se prête à toutes sortes de formulations et de modélisations mathématiques, que la créativité financière de cette dernière décennie lui a abondamment, mais souvent fâcheusement, appliquées, en élaborant des produits “dérivés” dont la valeur est calculée comme une amplification ou une neutralisation des variations d’une valeur initiale “sous-jacente”.

Ici prend son origine un contresens classique, en partie volontaire. Si l’argent est un nombre, alors, comme les nombres, il pourrait ne pas connaître de borne : à chaque somme acquise, comme à chaque nombre de la série des entiers, on pourrait toujours ajouter une somme de plus, indéfiniment… Voici réapparu, cette fois sous forme quantitative, ce vertige du possible illimité, cet argent imaginaire dont nous venons de dénoncer l’illusion s’agissant des désirs contradictoires qu’il était supposé pouvoir satisfaire.

Aristote est le premier dans la tradition philosophique occidentale à avoir formulé cette critique de l’argent (1). A la différence d’une qualité, qui pourrait être parfaite (“Votre canard à l’orange était absolument parfait”), d’un besoin “naturel” qui pourrait être satisfait (“Merci, je n’ai plus soif”), d’un plaisir dont on pourrait être saturé (no comment), le désir d’argent ne connaîtrait pas de satiété, puisqu’une quantité peut toujours être accrue. Aristote voyait dans cette démesure un danger pour la cohésion de la cité, pire que toute autre démesure, puisque sans autolimitation.

L’argument a fait florès. Mais il est entaché d’une confusion que l’histoire permet de décanter. Confusion qui recoupe celle, souvent faite, entre monnaie et richesse. L’argent se présentait encore alors comme une chose matérielle, s’ajoutant aux autres. Aujourd’hui dégagé de cette gangue, il assume dorénavant sa fonction spécifique de “non-chose”, de privation temporaire de satisfaction (2). On peut donc aujourd’hui mieux distinguer désir et satisfaction, imaginaire de l’argent et réalité de son fonctionnement.

Dans l’ordre du désir, sans doute n’y a-t-il pas en effet de limite. Mais cela vaut pour tout désir. Où le désir de conquête de son élève Alexandre s’arrêtait-il ? A combien de fois “mille trè” s’arrête celui de Don Juan ? Et le désir de bien faire, connaît-il la satiété ?

Mais dans la pratique, quand on en vient à vouloir satisfaire de tels désirs démesurés, on voit se dresser des obstacles majeurs, l’énergie s’épuise, nos erreurs nous font échouer, aussi bien pour se procurer de l’argent que pour le reste. Et l’on comprend alors combien, à vouloir en accumuler, on s’est privé du reste, à quoi on se disait qu’il servirait.

L’ironie est que, précisément parce qu’il est quantité, nous ne pouvons jamais en disposer que sous forme d’une quantité donnée. Il est rappel constant d’une limite, et c’est probablement ce qui agace tant les “désirants permanents polymorphes” que nous sommes. Forme d’autant plus contraignante du “surmoi” social qu’elle peut restreindre l’accès à des besoins vitaux ; d’autant plus irritante que son champ d’utilisation est de plus en plus étendu ; d’autant plus brutale qu’elle reste muette et impersonnelle, ne donnant aucune réponse à la question de sa légitimité.

C’est là qu’il nous revient, à nous civilisation qui l’avons créé sous sa forme actuelle, de nous ressouvenir du sens que nous avons donné à cet objet, qui porte en lui la forme abstraite et permanente de la limitation de notre pouvoir. De nous en ressouvenir, ou de le lui reconnaître. Quels effets de “sens” peut avoir dans notre vie quotidienne ce rappel récurrent d’une limite quantitative ? Fondamentalement deux : l’un, que nous allons tenter d’expliquer, concerne l’organisation de nos choix, l’autre, que nous verrons en E) concerne notre rapport aux autres.

Le premier aspect du “sens” de l’argent implique qu’on se dégage de façon critique de la perception pour ainsi dire “euclidienne” de l’argent, qui considère un euro (pour prendre notre unité monétaire courante) comme une quantité fixe, un étalon monétaire égal à lui-même dans ses différents emplois en tant que mesure des valeurs. Cela n’est pas totalement faux, heureusement pour notre vie quotidienne, à condition toutefois qu’on ne s’écarte pas d’usages très voisins sur des périodes assez courtes. En fait, comme unité de mesure, l’argent tient plus de l’élastique que du mètre étalon.

Nous l’avons dit, derrière une similitude de façade, les euros en circulation (comme ce serait vrai de toute autre devise) sont le produit du brassage par les banques de sommes dont l’espérance de vie, les détenteurs et les utilisateurs, les affectations et le coût de production, etc. et donc les taux, sont tous différents. Vaste structure comptable nationale, les banques tiennent de fait les comptes en entrées et sorties de tous les acteurs économiques, ménages, entreprises, associations et, si l’on y inclut le Trésor Public, de toutes les administrations. L’ “arrêté” quotidien de ces comptes consiste à figer une position instantanée des flux d’argent, en tâchant d’attribuer chaque euro à son détenteur légitime, sans excédent ni manque. A cet instant théorique, on pourrait croire tous les euros interchangeables et de même valeur.

Or dès le lendemain, selon le compte sur lequel ils se trouvent et le contrat qui les régit, les uns auront généré ou perdu des fractions d’euro supplémentaires et d’autres, pas. A terme, certains de ces euros permettront ainsi d’acheter des biens que d’autres ne pourront payer.

A cela s’ajoutent, entre autres, des effets de seuil, certaines opérations se déclenchant ou n’étant possibles qu’en deça ou à partir de certaines dates ou de certains montants. L’euro-limite change alors instantanément la valeur utile de tous les autres euros composant la somme.

Ainsi, dès qu’on s’écarte du (très) court terme ou d’une échelle réduite, toute comparaison d’un euro à un autre met en jeu des considérations de date, de durée, de localisation, de volume, etc. qui nécessitent des opérations de conversion spécifiques. D’où l’extrême difficulté pour valoriser certains produits monétaires récemment émis du fait notamment de la complexité des paramètres impliqués.

Quant à notre habitude, devenue réflexe, d’estimer par l’argent la valeur relative des choses, c’est un exercice souvent trompeur. La difficulté ne tient pas seulement l’inflation, dérive insidieuse et généralisée des prix, qu’il convient d’ailleurs maintenant de distinguer marché par marche (ce que l’on appelle les “bulles” : des valeurs technologiques, immobilières, des matières premières, etc.).

Le problème est que la diversité et la sophistication des produits et services aujourd’hui sur le marché, la part croissante de leur composante “immatérielle”, la complexité de leur circuit de production à travers la planète ne permettent plus d’assimiler leur prix, ni à leur “valeur d’échange” comme disait Marx, ni même à leur coût (3). Que paye-t-on en achetant un quotidien alors qu’il y en a de gratuits ? En quoi la redevance payée aux pays exportateurs de matières premières couvre-t-elle le coût de remise en état des sites ? Quel coût est supposé couvrir le prix de mon billet de train, qui peut varier de 1 à 10 pour le même trajet selon les conditions d’achat : le coût moyen, le coût marginal, le coût social ? Quel rapport entre le droit d’exploitation d’un brevet et le coût de la recherche nécessaire à sa mise au point ?

Pourtant n’est-ce pas, dans notre idée, l’une des grandes fonctions utiles de la monnaie de permettre de comparer les biens disponibles grâce à des prix exprimés dans une même unité ?

Certes, mais à une triple condition, trop souvent enfreinte :

de ne comparer ainsi que des choses similaires ou directement liées entre elles

de ne pas changer d’échelle, de période ni d’espace économique, voire de culture

de ne pas prendre le prix pour une indication de la valeur propre de la chose

a) Provoquons un peu : il n’y a pas de rapport entre le prix d’un kilo de carottes et celui d’un téléviseur à écran plat, jusqu’à ce qu’on les retrouve côte à côte dans le budget d’un ménage. Ils ne sont pas produits de la même façon, ni au même endroit, et n’entrent pas dans leur composition respective. Le prix de l’un peut monter, celui de l’autre baisser. Comment dire que le prix de l’un est plus ou moins cher que celui de l’autre ? Seulement en comparant entre eux les prix des téléviseurs d’un côté, ceux des légumes de l’autre. Mais réfléchissons alors à ce que veut dire le fait de restreindre sa consommation de légumes en les trouvant globalement “trop chers” quand le kilo de carottes est vendu 50 centimes, tout en considérant qu’un téléviseur à 500 euros, “ça vaut le coup” ?

b) Provoquons un peu plus : si les prix respectifs étaient un si bon indicateur de la valeur des choses, comment justifier qu’une voiture qu’on me proposait en août dernier à 20 000 euros s’affiche en décembre à 4000 euros de moins ? Le prix du même Big Mac varie de 1 à X selon le pays où on l’achète. Pourtant, quand il s’agit d’évaluer la pauvreté, tant relative qu’absolue, on se réfère fréquemment à un indicateur monétaire (“comment vivre avec moins de 2 dollars par jour ?”), alors que c’est sans doute l’indicateur le moins pertinent de tous. D’ailleurs qui sait à combien de dollars par jour se chiffre le seuil de pauvreté en France, et que, toujours selon cette unité de mesure, il s’est aggravé de 20 % en seulement 4 mois ?. N’est-il pas plus fiable, plus efficace, voire plus honnête, de comparer les rations alimentaires disponibles, la mortalité infantile et l’espérance de vie, l’accès aux soins et à l’éducation…?

c) Penser que les choses ont par elles mêmes une valeur que l’argent pourrait mesurer est une erreur. Pourtant n’est-ce pas ce que nous imaginons souvent implicitement en nous fiant à leur prix respectifs ? Or depuis quand un Monet vaut-il 2 Degas ? Combien de tomates valent dix minutes au téléphone pour joindre les urgences, ou les mêmes dix minutes à blaguer avec un copain ?

L’absurdité de ces questions est là pour nous montrer que nous comprenons souvent à l’envers la fonction de l’argent comme instrument de mesure. Nous raisonnons comme si la valeur d’une chose utile qu’on cède pouvait être en quelque sorte “transvasée” dans une somme d’argent, puis reversée à nouveau dans une autre chose utile lorsqu’on l’achète. Cette illusion est plausible, lorsqu’en peu de temps, comme dans un tour de passe-passe, on échange un bien contre un autre d’usage similaire : revente par exemple de son logement pour en acheter un autre. Ou encore lorsqu’on hésite à l’achat entre deux objets destinés au même usage, le prix de chacun semblant justifier le niveau de prix de l’autre.

C’est escamoter le fait que le passage chose / argent est en réalité passage d’une réalité à une absence, d’une jouissance effective à une privation temporaire, qui implique l’abandon pur et simple de l’utilité de la chose qu’on cède en vue de l’obtention, escomptée mais hypothétique, d’une chose différente dont l’utilité, et donc la valeur, sera pour nous plus précieuse que ce que nous abandonnons. Le routier qui a passé sa semaine au volant d’un camion attend de son salaire qu’il lui permette de se consacrer enfin tranquillement à ses loisirs et à sa famille, certainement pas à rouler tout le week-end. Ce que le salaire gagné représente, c’est justement la possibilité de vivre autre chose. L’argent n’est pas une valeur alternative mais le moyen d’une alternative : le fond obscur sur lequel se détachent à nos yeux la valeur utile, particulière, désirable ou nécessaire des choses pour nous, ce en quoi elles ne sont justement pas interchangeables.

De là vient que nombre de produits, et plus encore de services, ne sont aujourd’hui conçus qu’à partir du “prix psychologique” que nous sommes prêts à payer selon les enquêtes faites auprès des futurs acheteurs. Le prix est alors calibré en fonction du pouvoir d’achat et de la valeur subjectivement attribuée par chacun des participants au panel. Quel meilleur moyen pour qu’au final le prix nous paraisse “juste” ? Mais aussi quoi de plus élastique ?

En fait nous cherchons trop souvent à faire dire à l’argent ce qu’il n’est pas fait pour nous dire.
Comprenons le prix pour ce qu’il est : non l’indication d’une valeur qu’il n’appartient qu’à nous d’affecter à la chose, mais le “coût” de substitution pour nous d’une chose à une autre.
En tant que quantité, il nous rappelle constamment qu’il nous appartient de veiller à l’utilité réelle des choses contre lesquelles il s’échange, que lui ne nous indique pas. Ce qu’il mesure, ce ne sont pas les choses, mais la profondeur de notre porte monnaie. Car même quand ces choses nous sembleraient disponibles en abondance, l’argent nous en limitera la jouissance.

Mais dès lors, le “sens” qu’il convient de lui donner n’est pas celui d’un simple nombre cardinal, mais plutôt d’un nombre ordinal : celui qui donne aux choses leur rang de priorité. Non pas se dire à quoi vont me servir mes dix euros, mais à quoi dois-je utiliser le premier, pour que le second, et ainsi de suite jusqu’au dixième, me soient aussi profitables, puisque le premier euro dépensé restreint de droit, par mon choix, et de fait, par la limite qu’impose l’argent, les moyens de satisfaire d’autres emplois.

Il inaugure alors, comme l’explosion de la banque à la Renaissance l’a illustré, le règne de la rationalité. En quantifiant séquentiellement les conséquences de nos choix, il nous invite à y introduire une logique, à “calculer,” c’est-à-dire à prévoir les effets de nos actes, à nous vivre responsables du bon emploi de nos ressources. La pensée réformatrice a donné à cet essor de l’économie marchande une portée spirituelle : nous sachant créatures limitées, il nous appartient de mettre à profit toutes les ressources qui nous sont données pour en jouir avec tempérance et, selon notre vocation, les mettre au service des autres.

L’argent ouvre, par sa nature, un espace éthique, tant sur le plan personnel que social.

Gérer un peu de son futur : se donner un budget. Paiera-t-on en priorité le loyer ou le noël des enfants ? l’abonnement à Canal + ou la facture de France Télécom ? Economisera-t-on sur les cigarettes ou sur l’essence de la voiture ? Ou bien, démoralisés par le manque, l’urgence, la lassitude et l’anxiété, mettrons-nous tout cela dans un shaker, quitte à régler le créancier le plus pressant avant le besoin le plus utile, à différer le nécessaire parce que la vie n’a plus de goût sans quelque superflu ?

Rareté stimulante dès lors qu’elle nous ouvre quelques alternatives. Le prodigieux développement de nos économies en est pour partie le fruit. Qui s’élève pour regretter la reconstruction européenne depuis la Seconde guerre mondiale, le plan Marshall, les Trente Glorieuses, la chute du Mur ? Y voir la domination du Tout-économique sur les valeurs humaines serait tenir pour secondaires l’oubli des haines, l’apaisement des nationalismes, la consolidation des démocraties (Espagne, Grèce, Portugal), la généralisation de la protection sociale, les droits nouveaux instaurés chez nous.

J’ajoute qu’il est difficile pour un banquier de croire à l’ homo economicus rationalis cher à certaines théories libérales, ni que les gens sont gouvernés par leur intérêt matériel ou l’appât du gain… Il est trop bien placé pour voir au quotidien combien la raison humaine est – pour le dire comme Calvin – “serve”.

Mais rareté mutilante aussi, et destructrice du lien social, lorsque l’insuffisance d’argent, s’ajoutant souvent à d’autres ruptures, prive les personnes de leur futur et les aliène dans leur présent.

(1) Aristote “Politique” Livre I ; paragraphes 8 à 12
>(2) Afin de maintenir la stabilité des dépôts et la confiance dans la monnaie, le système bancaire tend à masquer la réalité de cette privation temporaire de jouissance que constitue la détention d’argent. Mais pour qui en douterait, il suffit d’imaginer ce qui arriverait si tous les déposants tentaient de retirer simultanément leur argent pour s’en servir : ils constateraient aussitôt que cela n’est pas possible et qu’ils sont bel et bien privés de tout ce qu’ils se promettaient d’acquérir avec leurs économies.

(3) cf par exemple de Marx : “Salaire, prix et profit” section V et suivantes

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L’argent, lien social

Quel “sens” donner à l’argent dans nos économies développées, qui soit conforme à sa réalité, en excluant donc tous les fantasmes de jouissance, de reconnaissance sociale, etc. qu’on peut cristalliser sur lui ? La pensée morale philosophique et religieuse sur le sujet s’est formée dans des contextes historiques où l’autosubsistance était la condition de la plupart des familles ou des communautés. Jusqu’au début du XXe siècle encore, l’activité dominante était une agriculture tournée vers la subsistance. Les gens pouvaient trouver les compétences et les produits de première nécessité à l’échelle du village ou du bourg. La transmission des biens se faisait par héritage, ou par don et contre-don (ex : “je vous donne ma fille” contre une dot). Le servage, la domesticité, la main d’œuvre familiale, l’entraide et les échanges en nature dispensaient largement du recours à l’argent. Il était le résultat d’un surplus de production quand il y en avait, et servait surtout vis à vis de l’extérieur pour les impôts, les biens rares, les fantaisies. Seuls le commerçant ou le citadin s’en servaient vraiment pour vivre. Inutile de souligner la suspicion morale dont il était de ce fait entaché.

Révélateur est de ce point de vue le statut du prolétariat chez Marx. Le travailleur prolétaire est l’homme arraché à sa capacité de subvenir lui-même à ses besoins et non reconnu dans la diversité de ses compétences. Il vend contre argent du temps de travail brut. La société communiste idéale pour laquelle Marx l’incite à œuvrer est celle où “[il] aura la possibilité de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir… selon [son] bon plaisir.” (1) On le voit, même la pensée moderne est restée hantée par cette autosuffisance rurale “naturelle” idéalisée où l’on n’aurait pas besoin d’argent.

Sauf qu’en réalité on a besoin des autres, et de plus en plus. Aujourd’hui, aucun pays, fût-il le plus vaste, ne peut vivre en autarcie. Le propre d’une économie développée est justement de produire le plus large éventail d’utilités en faisant interagir le plus large spectre de compétences particulières.

Conséquence pratique : pour vivre, il faut sortir de chez soi (ne serait-ce que par la communication comme dans le télétravail). Dans une économie de marché, cela entraîne qu’il faut cesser de penser l’argent comme un succédané de l’autosuffisance. Il n’est pas “en plus” de nos autres rapports humains, extérieur à nous et donc aliénant. Il constitue au contraire une dimension vitale de notre être social, grâce à quoi nous avons à nous réaliser et exprimer nos valeurs. Acte, parmi d’autres, marquant un choix ; moyen, parmi d’autres, de notre volonté ; expression, parmi d’autres, de notre identité et de notre besoin des autres.

Dès lors qu’on ne peut s’en passer, l’éducation que nous donnons à nos enfants dans ce domaine est donc importante si l’on veut qu’ils sachent faire de l’argent une composante positive de leur vie sociale. Ce qui suppose sans doute une mise à jour critique de l’éducation à l’argent que nous avons nous-mêmes reçue, qui a pu ancrer en nous quelques paradigmes erronés qui influencent nos réactions.

Par exemple le fait que le premier argent reçu par l’enfant lui soit donné comme un geste gratuit d’affection. Comment par la suite ne pas penser un peu au fond de soi que si on n’en a pas assez, c’est qu’on n’est pas assez aimé (“reconnu” par la société disent les adultes) ? Comment ne pas penser que cela peut “venir tout seul” si c’est gentiment demandé, lorsque l’enfant ne mesure pas la réalité du travail productif des parents qui se déroule “au travail” = hors de son regard ? Pourquoi le don, par essence gratuit d’une chose qu’on n’a pas vu produire, ne tiendrait-il pas du gentil miracle indéfiniment possible ? (adultes, voyons-nous clairement ce qu’impliquent comme production les transferts sociaux ?)

A moins que l’enfant ne perçoive l’argent donné, à la différence du gâteau fait par la maman pour compléter le repas, que comme une part d’un gâteau acheté dont l’adulte se prive pour lui. Il concevra alors l’argent comme une “donnée”,une réalité définie qu’on partage, non comme une réalité qu’on produit (ne pensons-nous pas parfois que le mieux-être social tient au fond à la redistribution de la consommation selon un schéma de vases communicants ?).

Plus encore, comment ne pas prendre l’argent pour quelque chose de précieux en soi, si cela vous est donné avec cérémonie par quelqu’un qui vous veut du bien ? s’il entend les adultes en parler à longueur de temps, que ce soit avec anxiété ou fierté ?

Sachant que si l’enfant perçoit dans l’argent qu’on lui donne une façon de se débarrasser d’un souci (“Tiens prends ça et va t’acheter ce que tu veux”), le résultat n’est pas plus brillant.

Et que penser de “l’argent de poche” que l’enfant ne peut consacrer qu’au superflu, puisque le nécessaire lui est déjà fourni (souhaitons-le !) par son entourage ? Voici l’argent-plaisir qui prend les devants sur l’argent nécessité. Certes cela lui apprendra à choisir, mais seulement entre des désirs, dans une logique de satisfaction a priori personnelle. Quand paiera-t-il lui même son ticket de bus pour l’école, ses stylos, ses chaussures… ? Quand l’habitue-t-on à envisager une somme reçue comme une avance à rembourser ?

On pourrait s’attendre que l’ Education Nationale, en charge du lien social, contribue à enseigner à nos enfants le fonctionnement réel et le mode d’emploi d’un outil si généralement nécessaire à la vie en société. Or rien n’en est expliqué dans l’enseignement général, qui ne voit peut-être pas l’intérêt du sujet, à moins qu’il ne soit plus tabou encore que la sexualité ou l’histoire des religions !

Sauf à classer comme pédagogie de l’argent la pratique de la quête, qu’elle envoie les élèves mendier auprès des proches et des voisins pour la fête de l’école. Qu’ils osent sonner chez des étrangers pour se présenter est assurément formateur pour le contact humain. Mais pour proposer des billets de tombola, voilà qui constitue, au moins aux yeux d’un banquier, une surprenante entrée en matière pour comprendre son rôle social.

En tant que don, l’argent peut-il sans malentendu sur sa fonction, être détaché à la fois de la connaissance des conditions de sa production, et de la responsabilité qu’il implique de lui trouver un emploi “productif” de valeur, qu’elle soit personnelle, sociale, morale ou économique, en fonction du le choix de chacun ? Sans doute ce décalage, peut-être plus marqué dans la société française traditionnelle que parmi les populations immigrées ou dans la culture anglo-saxonne, contribue-t-il à une forme de schizophrénie latente. D’un côté “tout bon”, gratuit, signe d’affection, promesse de menus ou grands plaisirs… et quand on découvre tardivement l’envers, source d’angoisses que les parents cherchent à masquer sans y parvenir, chute dans un quotidien fait de nécessité, de manque et de frustration.

Reste la place que peuvent occuper, et qu’occupent parfois, des organisations de jeunes, colonies, associations, mouvements dans lesquels une éducation populaire peut articuler la dimension économique de l’argent (on en obtient en se rendant utile aux autres) avec la capacité de choix qu’il offre (moyennant une critique collective du meilleur emploi qu’on peut en faire). Organisations de jeunes et de moins jeunes, d’autant plus capables d’émanciper chacun d’une conception idolâtre de l’argent, qu’elles ne tombent pas dans la dénonciation symétrique d’un argent sale, dépourvu de sens et source d’aliénation. Une telle “idolâtrie négative” méconnaîtrait en effet radicalement la spécificité de la création monétaire dans notre société contemporaine.

Qu’implique vraiment l’argent dans nos rapports aux autres ?

D’abord une double dépendance à l’égard des autres membres de la société. L’argent ne peut bien remplir son rôle sans son corollaire, le marché. Comme nous l’avions relevé, il n’est pas “promesse” de l’utile, mais pari et attente que quelqu’un aura ce dont nous avons ou aurons besoin. Il nous met donc en quête des lieux, des moments, des gens offrant ce qui nous intéresse, d’ Internet au marché forain, des Pages Jaunes à la galerie marchande, il nous rend chalands et curieux, même quand nous ne sommes pas poussés par un besoin, histoire de voir, pour le cas où… Nous aurons alors sous les yeux plus de choses que nous n’aurions jamais su en créer nous-mêmes. Quel que soit notre jugement sur l’utilité de cette offre, elle nous invite au moins à nous rendre compte d’une inventivité humaine tellement plus grande que la nôtre.

Dépendance à l’égard des autres aussi quand il s’agit de s’en procurer. Moins agréable celle-là, car elle questionne nos aptitudes, nos compétences, notre image de nous-mêmes à l’aune du regard des autres. Nous qui ne sommes plus, pour la plupart, des déracinés de la campagne, il nous faut nous créer des racines, au moins pour un temps, en nous glissant dans un rôle social forcément plus étroit que nos rêves. Mais telle est la condition de notre utilité dans la collectivité et le sens même de tout service à autrui. Il n’y a sans doute pas de lien qui nous rattache aujourd’hui plus fermement à la société que cette contrainte de nous procurer de l’argent par notre activité.

Les conditions souvent chaotiques, angoissantes, inégalitaires et injustes dans lesquelles se réalise cette articulation de notre activité avec l’organisation économique d’ensemble sont une chose. A nous de les rendre plus justes et efficaces, comme parents, comme enseignants, comme citoyens, comme employeurs nous-mêmes ou comme salariés engagés. Mais une autre est que l’argent, dans son principe, permet au moins de préserver une séparation entre les obligations à l’égard de l’employeur ou du client, et tout le reste de notre vie.

L’argent est aussi, par sa fonction, un pacificateur de la vie sociale, quoi qu’il en semble au vu des tensions quotidiennes qui l’entourent. Entre les nations, les échanges commerciaux tendent à réduire le recours à la guerre pour s’approprier des richesses ou faire valoir ses droits. Et l’utilisation d’une même monnaie installe progressivement une communauté de perception et un développement des échanges de nature à réduire la violence des conflits. La construction européenne en fournit une confirmation manifeste. Entre les personnes de même : ce qu’on peut obtenir par l’argent, quque des conflits d’autre nature (tant qu’il n’y va pas de la survie des personnes). D’autant qu’elles peuvent, a priori, être apaisées… par de l’argent.

Cela tient notamment à des propriétés de l’argent déjà mentionnées.

D’une part la formation du prix. L’argent est, nous l’avons dit, une mesure de “valeur” assez élastique. De surcroît il se prête, comme abstraction numérique, à toute graduation qu’on voudra. Le prix est ainsi la résultante de raisonnements et de calculs de part et d’autre en ajustement permanent. La relativité de la mesure est le moyen de son humanité. Rien là de définitif, ni d’absolu, pas de “tout ou rien”,

D’autre part pour se procurer un bien, il faut trouver quelqu’un prêt à vous le vendre. Le vendeur potentiel une fois trouvé (et réciproquement face à un client potentiel) il y a déjà, a priori, un souhait réciproque de conclure. La situation de dialogue est implicitement posée. Tout désaccord ou tout conflit se développe donc avec en toile de fond l’idée d’un accord possible. Tout marchandage est un concours d’arguments supposés convaincre l’autre. L’argent est un outil transactionnel par excellence, car son absence d’utilité propre opère comme un gage de sa neutralité : de toute façon, aujourd’hui ou demain il pourra toujours resservir à une autre transaction. En évitant la confrontation directe de deux utilités urgentes, incommensurables l’une à l’autre, en échangeant du présent pour l’un contre du futur pour l’autre, il permet aux points de vue de glisser l’un sur l’autre sur des plans différents, où chacun garde son horizon. Il n’est pas en soi reconnaissance de l’autre, mais respect de lui, ce qui est déjà beaucoup.

Enfin l’argent est toujours mis en œuvre pour un échange particulier. Il nous invite à choisir et hiérarchiser. On dépense rarement tout ce qu’on a en une fois, et l’échange ne porte que sur une chose parmi d’autres. Il s’ensuit que si les conflits concernant les transactions sont endémiques, ils sont le plus souvent localisés. Tant qu’ils n’impliquent pas simultanément tout un groupe, le consensus social ambiant tend à les relativiser et les calmer. Plaie d’argent, dit-on n’est pas mortelle.

L’argent est facteur d’ouverture à l’autre et d’égalité. L’argent nous met en rapport de solidarité effective avec une foule de gens que nous ne connaissons pas, que nous ne pourrons pas directement connaître et que nous ne chercherions peut-être même pas à connaître si nous en avions la possibilité. Nous profitons du fruit de leur travail et eux d’un peu du nôtre. Notre épargne leur permet d’investir. Le succès de leurs entreprises consolide la valeur de nos économies. Sans que nous le voulions. Souvent sans même que nous le sachions.

La solidarité nous plaît bien lorsqu’elle s’accompagne de l’échange d’un regard, d’une parole, de la chaleur du contact. Sait-on la vivre aussi dans sa froide réalité économique ? L’argent s’en charge heureusement pour nous, mais il ne nous décharge pas d’en avoir conscience et responsabilité. Bientôt Noël. A quoi serviraient aux Chinois tous les jouets qu’ils produisent “pour nous” : pour que nous puissions gâter nos enfants à bon compte ? A rien sans l’argent qui va acheter ces jouets et leur permettre de travailler, certes 10 heures par jour, mais and on en a…, on a moins de raisons de chercher à se le procurer autrement. Les tensions qui portent sur les échanges marchands sont à la fois fréquentes et moins violenteau sec en mangeant à leur faim, et plus comme avant les pieds dans la boue et le ventre creux. Que leur procurions-nous tout le temps où ils mouraient de faim, lorsque notre solidarité toute intellectuelle leur adressait en tout et pour tout, selon nos options politiques, des encouragements socialistes ou le témoignage d’une compassion inquiète de les voir bouger ?

Alors que fait-on maintenant ? On l’achète ou pas cette peluche ? Et si oui, est-ce en pensant à nos enfants seulement, ou conscients des effets de nos choix sur la vie d’inconnus ? On peut aussi ne pas l’acheter parce que les enfants n’en ont pas vraiment besoin et qu’il est plus sage de faire quelques économies. On pourra alors se dire qu’avec cet argent la banque pourra prêter un peu plus à quelque autre inconnu qui en sera fort aise. L’argent nous relie quoi qu’on fasse. Et la contagion rapide de la crise économique actuelle nous montre assez combien les flux monétaires et marchands nous rendent solidaires et interdépendants à une échelle que nous ne soupçonnions pas toujours.

Cette ouverture aux autres, l’argent la marque du sceau de l’égalité. Nous nous en servons si souvent pour “mesurer” les monstrueuses inégalités de fortune que la proposition peut surprendre. Mais que l’un possède un yacht, un jet privé, dix villas, cent sociétés et l’autre pas, n’est pas affaire d’argent au sens précis du mot, c’est-à-dire de moyens de paiement. Que l’un se fasse payer 10.000.000 d’euros par an quand l’autre touche le SMIC, c’est un problème de pouvoir dans l’entreprise, dont les sommes versées sont la manifestation, pas la cause.

En revanche, ce que l’argent a de radicalement égalitaire, c’est qu’il ne connaît ni faciès ni couleur de peau, ni opinion ni sentiment, ni cousin ni étranger. Qu’il m’aime ou pas, que je sois raciste ou pas, si l’épicier marocain du coin a un paquet de pâtes en rayon, il me le vendra comme à vous, du moment que nous lui en payons le prix. Et ce prix sera le même que pour le client qui vient de sortir. L’argent constitue dans son principe un droit à l’échange suffisant, qui vous dispense de toute autre considération que celle du produit ou du service proposé.

Il est ainsi l’allié de tous les gens discriminés pour se faire une place dans la société.

Non qu’il empêche quelques mots de sympathie échangés avec le commerçant à l’occasion d’une course, ou d’avoir de l’estime pour l’artisan qui vous a fait du bon boulot. Pas plus qu’il ne vous empêche de trouver votre employeur mesquin, un client déplaisant ou de préférer Auchan à Casino. Il ne signifie pas non plus que l’autre se réduit à son produit, qu’il n’y a pas lieu à l’occasion de l’échange avec un producteur, de sentir sa fierté de son travail, de passer à côté de l’amour-propre et du savoir faire qu’il y a mis. C’est là affaire d’éducation, de savoir-vivre, de culture. Tout comme on peut prendre le train pour deux heures de voyage sans dire bonjour à son voisin. L’argent, pas plus que le train, n’est responsable de notre grossièreté.

Mais comme le train, il donne à chacun le droit de faire le même trajet que vous, du moment qu’il en règle le prix. Comme il n’est rien en soi, il ne porte pas trace de votre identité et ne laisse pas prise à l’autre pour vous snober : comme l’avait dit crûment l’empereur Vespasien “Il n’a pas d’odeur”.

L’argent est un témoignage de confiance. N’est-ce pas là une vertu qui a tendance à nous manquer ? Comprendre ici, non pas confiance que j’ai en moi-même, mais confiance que j’ai dans toute la collectivité des hommes dont je dépends et dépendrai. Plus symbolique, plus abstraite que jamais, je sens bien que la monnaie ne vaut que par le crédit que les autres lui portent, et c’est ce qui me permet à moi aussi d’avoir confiance en elle. Cela ne se commande pas et pourtant tous en sont comptables. Tous les régimes qui ont voulu imposer une monnaie sur une base politique contre la société civile, tous les gouvernements qui ont artificiellement multiplié les signes monétaires sans respecter la “grammaire” de sa production ont vu d’autres monnaies prendre cours petit à petit à la place de la leur.

Les monnaies meurent de la suspicion, du doute et de la peur qu’une société a d’elle même. Elles sont alors le symptôme de la perte de cohésion sociale et de perspective d’avenir commun. La désorganisation de l’économie qui s’ensuit, la perte de consistance des contrats, la course pour se faire payer et les queues pour acheter le nécessaire, la ruine des uns ne soulageant même pas la misère dans laquelle sont plongés la plupart, créent tout l’espace voulu pour un pouvoir “fort” qui saura rendre au “peuple” sa cohésion (forcée) et son avenir (tout tracé). Tout près de nous, pendant les années vingt, nos voisins allemands ont vécu cela, avec en conclusion la prise du pouvoir par les nazis et les conséquences pour tous que l’on sait.

Or le danger est plus grand aujourd’hui que le crédit est devenu la condition de toute activité et que la confiance en la monnaie n’est pas l’affaire de chaque nation dans son coin. Nous ne sommes pas passés loin de très graves blocages, non pas tant du fait de la gravité des événements déclencheurs – il s’en reproduira -, que parce que survivons tous sur une banquise mince que nos mouvements peuvent toujours faire chavirer. En fait la catastrophe possible est toujours là, pas très loin sous nos pieds.

La confiance est un comportement collectif dont chacun est responsable déjà dans ses propos. Si l’argent, non valeur en soi, n’est pas compris dans sa fécondité comme lien social, c’est nous-mêmes que nous mettons en danger. La survie de sa production adéquate par le système bancaire n’autorise pas l’abstention sur des bases morales, alors quelle est une condition, pour le meilleur et pour le pire, de la moralité de nos démocraties.

(1) Marx “L’idéologie allemande” A, 1) Histoire


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L’argent, facteur de liberté

Comme nous venons de le voir, l’argent égalise les rapports d’échange dans lesquels il intervient. Entendons qu’à somme disponible égale, deux personnes auront le même accès aux biens offerts sans discrimination personnelle. Ou s’il y en a, ces discriminations sont exogènes à l’argent et contraires à sa fonction. La seule inégalité que l’argent par lui-même peut connaître est la quantité d’argent dont chacun dispose. Cela constitue en soi un potentiel de déliaison des autres rapports sociaux, en tout cas de ceux fondés sur une autorité extérieure aux parties en présence. L’argent tend à libérer ponctuellement chacun de toute tutelle personnelle dans l’espace économique où il circule.

La liberté qu’apporte l’argent n’est pas seulement liberté par rapport à des choses qu’on peut choisir. Elle est le fait que ce choix revient à celui qui détient l’argent, capacité éminemment transmissible puisque l’argent est fait pour circuler, capacité qui n’est donc plus liée à la naissance, au statut social, à l’adoption par une famille ou l’appartenance à un groupe, une caste ou une catégorie de “bénéficiaires” donnée. Ce que tend à instaurer l’argent, c’est l’autonomie du sujet dans sa dimension économique. Sans doute est-ce là le plus grand avantage qu’on en attend dans nos sociétés.

Le jeune qui touche sa première paye, qui se dit qu’il va pouvoir s’installer “chez lui”, recevoir qui il veut, s’équiper comme il l’entend, ne se sent pas à la tête d’une somme qui lui permettrait des folies. S’il se sent pourtant pousser des ailes, c’est qu’il n’aura pas à demander l’accord, la permission, le satisfecit des autres au quotidien, pas même à sa chère, mais forcément un peu étouffante, famille.

Il était bien immergé jusque là dans le même monde de l’argent, mais pris dans un cocon qui faisait interface. Ce qu’il découvre avec son premier salaire, ce n’est pas l’argent, mais sa propre indépendance que l’argent lui donne pour un temps. Appelons cela comme on voudra, toute liberté est un pouvoir, sinon pouvoir sur les autres ou sur les choses, au moins pouvoir de n’être plus soumis au pouvoir d’un autre. L’argent est, dans nos sociétés, l’équivalent économique de l’ habeas corpus juridique.

Pas si indépendant que cela, notre jeune homme, dira-t-on. Il n’ira pas plus loin que son budget ne permet. Si, comme la plupart, il est salarié, c’est son employeur plus que lui qui détermine son salaire et. il reste tenu, pendant sa journée de travail, aux ordres de l’entreprise ou de l’administration. Mais l’important est qu’il retrouve, quand lui se sert de l’argent gagné, une autonomie, non formelle mais effective, quelque limitée qu’elle soit. On comprend dès lors l’ambiguïté des autorités socialement établies à l’égard de l’argent : tout en leur procurant un moyen d’action, il tend toujours à affaiblir leur magistère. La confiscation, l’amende, voire la repentance sonnante et trébuchante, sont à comprendre aussi comme des restrictions partielles de leur liberté économique imposées aux fautifs, avec l’avantage pour l’autorité de s’enrichir en réaffirmant son autorité.

Il y a plus inquiétant encore pour les pouvoirs établis : en facilitant les échanges entre producteurs et utilisateurs sur la base d’une quantification négociée de l’équilibre entre leurs intérêts, l’argent répand dans la société une perception contractualiste des rapports, et favorise le développement de relations “horizontales” entre les membres. Ce grouillement de micro-accords, cette circulation en réseau de l’argent et donc de la communication, donnent corps et indépendance au pouvoir de la société civile face aux pouvoirs “publics”.

Historiquement, les Etats, autorités tutélaires des peuples par excellence ou se présentant comme telles, ont longtemps circonscrit le phénomène en se portant garants de la valeur de la monnaie qu’ils mettaient en circulation. Les échanges, qui ont besoin de la confiance des parties dans l’argent proposé, ont largement profité de cette caution étatique, souvent pour le plus grand bénéfice en retour des Etats eux-mêmes. Corollairement, les Etats ont cherché à en imposer l’usage exclusif dans leur zone d’influence, en exigeant par exemple l’impôt sous cette forme, ou en bannissant de chez eux toute autre monnaie (comme c’est le cas encore aujourd’hui en Chine dont le yuan ne peut circuler hors du pays).

On sait le peu de crédit qu’il faut accorder dans la durée à de telles garanties dès lors que l’émetteur de monnaie a lui-même des besoins considérables à satisfaire, que ce soient ceux du prince, des dirigeants, du régime ou des électeurs (y compris dans le cas des Etats-Unis aujourd’hui). Il n’est pas sain d’être juge et partie (ce dont nous prémunit l’indépendance de la BCE).

Seulement dans nos économies, l’argent n’est plus produit par les Etats mais par les banques. Du fait du développement des échanges, les principales devises circulent en très grande quantité en dehors de la zone où elles ont cours légal. Depuis des décennies, elles peuvent se démultiplier toutes seules par le crédit hors des pays d’origine, échappant ainsi à leur contrôle. Malgré la nostalgie exprimée par certains gouvernants (comme en France aujourd’hui), l’époque est révolue où leur pouvoir incluait celui de régenter par l’argent les échanges entre les gens. Au temps du pouvoir succède de plus en plus celui de l’influence, de la parole et de l’action crédibles. Notre monnaie aujourd’hui ne nous “appartient” pas ; notre conviction dans le futur, bien qu’indispensable, ne suffit pas à établir sa crédibilité : il faut aussi que tous les étrangers avec lesquels nous sommes liés aient confiance en nous.

L’argent, par essence quantité limitée, impose aux Etats aussi la responsabilité d’en faire le meilleur usage. – et donc à nous, non plus seulement comme acteurs économiques privés, mais aussi comme citoyens.

Sans imputer à l’argent les fantasmes et les vices que nous y projetons. Sans le rendre responsable des inégalités qu’il ne fait que quantifier plus ou moins bien, et pour tout dire, plutôt mal. Sans y voir la mesure possible d’une valeur intrinsèque des choses en voulant lui faire dire plus qu’il ne peut. Sans le fétichiser.

Mais conscients :

… qu’il n’a pas d’autre consistance que notre privation dans l’attente d’une utilité pertinente,

… qu’il nous permet de sortir de la contrainte de l’ici et du tout de suite en ouvrant notre présent sur un futur humanisé, pourvu qu’on ne cesse de le vouloir et d’y œuvrer,

… qu’il nous appelle à définir et à hiérarchiser, dans nos limites propres, ce que nous en ferons, selon le projet d’existence de chacun et la valeur qu’il accorde aux choses,

… qu’il nous contraint à nous trouver une utilité au service des autres,

… qu’il n’est produit et ne fonctionne que grâce à notre confiance collective, libre et réciproque,

… qu’il nous rend objectivement solidaires de millions d’inconnus,

… qu’en nous dispensant de toute sujétion ou obligation personnelle, il nous rend d’autant plus responsables de nos choix et des relations humaines que nous tissons autour de nous quand nous nous en servons.


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Raymond Gaudit, décembre 2008